© Daniel Gwizdek
Biographie
Née en 1991, Margaux Salmi a déjà bien des réalisations à son actif. Elle écrit, compose, chante, dessine, peint… Je me limiterai, dans ce bref texte, à analyser et commenter sa production picturale. La place me manquerait pour aborder ses activités non plasticiennes et, surtout, je n’ai aucune compétence pour en parler de façon pertinente. Peut-être pourrait-on aussi se restreindre à ses dessins car sa peinture s’apparente à cette pratique, même si elle recourt à d’autres moyens techniques.
Très précoce, Margaux Salmi commence à montrer ses travaux graphiques dès 2006 – elle n’a alors que 15 ans – et adhère à une association de plasticiens dans son Cantal natal où elle forge son style auprès de Mathieu Joseph mais ce n’est qu’à son arrivée dans l’Isère, en 2009, qu’elle prend son véritable essor et commence à diversifier ses activités. En 2015, elle se rapproche alors du groupe grenoblois Sous vide, composé de jeunes plasticiens[1] qui mettent en commun leur passion pour la bande dessinée, les fanzines, les livres pauvres[2] et le dessin, tout en posant un regard lucide, donc critique et souvent grinçant, sur notre monde.
À première vue, les dessins de Margaux Salmi nous dérangent car ils se situent et nous racontent des histoires dans un espace indéterminé. On peut y déceler des traits qui la rattacheraient à l’art brut ou singulier mais son propos a une dimension plus universaliste que les productions de personnes exemptes de culture artistique. Ils doivent évidemment au monde de la bande dessinée mais se refusent à tout propos directement narratif. L’univers des illustrations des contes de fées en est proche mais les sujets abordés sont aux antipodes de l’onirisme enfantin. D’un point de vue plastique, leur dette envers l’expressionnisme est évidente mais soldée dans un refus d’effets trop directement émotionnels. On peut y reconnaître la composition dense et drue, les perspectives aplaties des miniatures persanes mais sans l’exubérance luxuriante de leurs couleurs. L’allongement des figures rappelle le maniérisme du Greco ou du Tintoret mais se nourrit de réminiscences de l’art gothique.
Les dessins de Margaux Salmi sont peuplés de corps longilignes, presque toujours féminins, aux têtes hypertrophiées, avec des nez aquilins, des yeux exagérément grossis. Ils baignent dans un décor onirique où les lois de la pesanteur et de la perspective sont abolies. Ils sont squelettes, fantômes, zombies, ectoplasmes, tordus, torturés, déformés, comme soumis à des supplices dont les instruments nous sont dissimulés… On ne saurait dire s’ils sont bourreaux ou victimes consentantes ou complices… Certains se muent en monstres dont l’identification sexuelle reste toujours ambigüe : hommes, femmes, monstres rachitiques, androgynes hybridés avec des insectes, des petits lapins, des plantes carnivores ou des extraterrestres ? À la manière de Bellmer et de sa Poupée, l’artiste semble déconstruire et reconstruire l’anatomie pour donner naissance à une nouvelle humanité. Mais c’est un monde avec ses hiérarchies dans lequel une foule compacte et indécise, miniaturisée et réifiée, sert de toile de fond, de papier peint, à une, deux ou trois figures principales, presque divinisées.
Dans un espace dense, saturé, sans profondeur, les personnages se déploient, sans souci d’échelle, dans un grouillement apparemment déstructuré qui évoque l’automatisme surréaliste. Ne déclare-t-elle pas de son processus créatif : « C’est presque une sorte de liturgie personnelle. L’impression d’accomplir un rituel mystique en achevant un dessin, comme une mission divine fantasmée. Je découvre moi-même ce que j’ai fait à la fin, parfois étonnée. Et quand je veux décider, ce que je fais m’échappe toujours. »[3] Elle emprunte d’ailleurs aux surréalistes la pratique du dessin en collaboration, souvent avec son complice Gaspard Pitiot. L’univers est celui des rêves et des cauchemars, lunaire ou solaire, dans une dynamique complexe, rhizomique et proliférante qui échappe à toute logique rationnelle. Mais, comme l’écrivait Bachelard : « Un rêve qui ne change pas les dimensions du monde est-il vraiment un rêve ? Un rêve qui n’agrandit pas le monde est-il le rêve d’un poète ? »[4]
Ici, une jeune femme impassible, aux yeux en amandes et aux cils rimellisés avec un mascara qui commence à couler, nous fixe intensément. Elle pourrait être la princesse dont les fillettes rêvent, admirant son prince charmant, après avoir relégué au fond, formant tapisserie, toutes ses rivales éconduites dans le bal de la vie. Mais, à y regarder de plus près, les choses sont probablement plus cruelles et appellent une conclusion plus noire que l’habituel ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. Plus probablement une belliqueuse amazone qui aurait emprunté sa parure à des pasteurs maassaïs imprégnés de leur culture qui divinise les phénomènes naturels. Çà et là surgissent des viscères ou des veines, des débuts de pétrification ou de végétalisation, des ulcères ou des tumeurs qui prennent la forme d’animaux familiers ou repoussants, toujours menaçants. Non, il ne s’agit pas d’histoires pour bercer les enfants mais d’une vision glaçante de la condition humaine.
Dans d’autres feuilles, les visages ont la passivité douce et résignée des effigies des saintes de pierre dans les cathédrales gothiques. Ils semblent absorbés dans une introspection abyssale, comme si leurs yeux regardaient vers leur propre intérieur. On pense irrésistiblement à la figuration traditionnelle de la mise à mort des martyres dans l’iconographie populaire, avec leur double vision, l’une sur le monde de leurs bourreaux, l’autre vers la félicité éternelle. Vient aussi à l’esprit l’exercice du trāṭaka, dans la pratique du yoga, par lequel la concentration visuelle sur une flamme ou sur un objet permet d’entrer dans l’univers de la pensée sans pensées. D’ailleurs, pour bien souligner cette double capacité du regard, certaines des figures de Margaux Salmi sont parfois dotées de deux paires d’yeux superposées – voire de deux têtes –, une pour se concentrer sur le monde intérieur, l’autre sur le monde extérieur.
Dans un grand nombre de dessins de Margaux Salmi, apparaît une tête dont les joues creuses et les yeux exorbités rappellent l’expression de celle du personnage dans Le Cri de Munch. Il y a, cependant, une différence essentielle. Alors que chez le peintre norvégien, le sujet est seul, sur un pont, au cœur d’un univers chromatique déchaîné, chez notre artiste il est entouré d’autres figures, plus ou moins indifférentes à son angoisse, ou placé dans un environnement qui n’a rien de menaçant. De toute évidence, chez l’un comme chez l’autre, nous sommes face à une forme de vanité de memento mori qui, mettant en évidence l’ossature du crâne sous la peau, place le spectateur en situation de voyeur d’une sorte de danse macabre. Ce sont des effigies qui nous rappellent nécessairement que « La vie est une maladie mortelle, sexuellement transmissible. »[5] L’univers apparemment féérique, la page arrachée à un conte enfantin illustré, se muent en symptôme d’une angoisse existentielle incurable. À sa façon, Margaux Salmi repose la question qui sert de titre à un des chefs-d’œuvre absolus de Gauguin, conservé au Musée des beaux-arts de Boston, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? Et la réponse effroyable qu’elle nous propose est : nulle part.
Pour autant, ce monde onirique peuplé de monstres n’a rien à voir avec celui de Goya et de sa gravure Le rêve de la raison engendre des monstres ni avec celui du Rêve de Füssli. Il s’inscrit plutôt dans la pensée de Bachelard quand il écrivait : « Si le rêve fait des monstres, c’est parce qu’il traduit des forces. »[6] Ces forces, chez Margaux Salmi, sont nombreuses. Tout d’abord, celle de la volonté de matérialiser ses propres angoisses, ce qui constitue le premier pas d’une thérapie. Cette détermination à terrasser ses peurs qui devraient la terrasser elle-même se traduit dans la multiplication de personnages que rien ne réunit mais qui, au-delà de leur isolement, de leur évidente solitude mélancolique, laissent la voie ouverte à des échanges possibles, à une forme d’empathie, de compassion, au sens premier de ce mot : souffrir avec, ensemble. Peut-être y a-t-il, plus suggérés qu’exprimés, quelques échanges de regards, comme des clins d’œil, des sourires intériorisés mais rayonnants qui laissent entrevoir la possibilité d’une réconciliation entre ces êtres en perdition, mais aussi entre chacun d’entre eux et la cruauté d’un monde qui les rejette – et qu’ils rejettent –, entre le rêve et une réalité, matérielle ou fantasmée, entre imagination et imaginaire.[7]
On peut déceler, dans la pratique du dessin de Margaux Salmi, une évidente aspiration à une forme de libération : « c’est pour moi un espace de liberté sans limite. Les seuls moments où je me sens entièrement libre, c’est dans la création. »[8] Mais on y voit, avant tout, la force d’un désir ardent de recréer un monde plus conforme aux souhaits de l’artiste. Ce sont, en effet, les juxtapositions, imbrications, compénétrations des corps qui, le plus souvent, se muent en décor, en environnement, et recréent, partant, un monde qui serait à l’image des corps figurés et que ces mêmes corps maîtriseraient, domineraient… Un monde qui serait plus humain, donc.
Louis Doucet, octobre 2017
[1] Nuvish, Hui Zheng, Éric Demelis, Dominique Lucci, Gaspard Pitiot, Mélès, Tatiana Samoïlova et Caroline Dahyot.
[2] Un concept initié par Daniel Leuwers, en 2002. Un livre pauvre est une publication manuscrite et illustrée, tirée à peu d’exemplaires en recourant à des techniques artisanales pour l’essentiel de sa production.
[3] Correspondance avec l’artiste, octobre 2017.
[4] In L’air et les songes.
[5] Propos attribué à Woody Allen, repris dans le titre d’un livre sur le sida de Willy Rozenbaum, La vie est une maladie sexuellement transmissible constamment mortelle, et d’un film de Krzysztof Zanussi, La vie comme maladie sexuellement transmissible.
[6] In La terre et les rêveries de la volonté.
[7] Voir Benoît Vermander in L’Empire sans milieu : « il nous faut maintenir une distinction ferme entre l’imagination et l’imaginaire. J’entends ici par imaginaire une activité de l’esprit qui prend la place de la réalité sensible et la remplace par une réalité fantasmée. L’imagination au contraire s’appuie sur la réalité tangible pour en explorer et en enrichir les potentialités. » et Gaston Bachelard in L’air et les songes : « Grâce à l’imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l’expérience même de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le psychisme humain. »
[8] Correspondance avec l’artiste, octobre 2017.